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L’Indochine et la Bibliothèque d’art et d’archéologie : l’origine du fonds photographique (II) – par Léo Cordelle

Poursuivant l’étude des tirages consacrés à l’Indochine qui sont présents dans les collections photographiques de la Bibliothèque d’art et d’archéologie, ce billet se concentre sur une partie des sept cartons portant sur le Cambodge. Formant un ensemble de 540 tirages, ces sept cartons montrent quatre temples bâtis sous l’empire khmer : Angkor Vat, le Bayon, le Baphuon et le Banteay Chmar. Les trois premiers se situent sur le site archéologique d’Angkor, tandis que le dernier est localisé à 160 kilomètres au nord de l’ancienne cité khmère. Les photographies mises à la disposition des chercheurs se rendant rue Spontini offrent peu de vues d’ensemble des édifices. Elles ne permettent pas de se faire une idée précise de l’envergure des temples ni de leurs éléments caractéristiques tels que les fameuses tours à visages du Bayon. Les photographies montrent surtout un élément décoratif emblématique de l’architecture khmère : les bas‑reliefs (Illustration 1). Présents sur les murs, les frontons, les soubassements ou encore les linteaux des édifices, les bas‑reliefs khmers sont renommés pour leur qualité esthétique et leur capacité à illustrer des scènes narratives complexes[1].

Illustration 1 : L’homme-oiseau Garuda face à un mur de feu.
BINHA, Photothèque Archéologie Extrême‑Orient I, 21, Angkor Vat.

Les photographies du Baphuon de la Bibliothèque d’art et d’archéologie contenues aujourd’hui dans le carton « I, 23 Baphuon » à l’INHA[1] (Illustration 2) sont les seules épreuves sur le Cambodge dont l’origine est clairement identifiée. En effet, celles-ci sont légendées : on observe la mention « cl. Gl. de Beylié », ou « cl. Commaille (B.A.A.) » sous chacune d’elles. La première fait référence au général Léon de Beylié (1849‑1910), un militaire français ayant servi plusieurs années en Indochine et amateur d’art et d’archéologie[2]. Jean Commaille (1868‑1916) est quant à lui un architecte qui rejoint l’École française d’Extrême‑Orient l’année même de sa création[3]. Il est le premier à assurer le poste de conservateur du site d’Angkor de 1908 à son assassinat en 1916. Édouard de Saint‑Ours avance l’hypothèse que l’inscription « cl. B.A.A. » sous les photographies conservées à la Bibliothèque d’art et d’archéologie signifie que c’est elle qui, à cette époque, en possède le cliché (ou négatif[4]). Jean Commaille a possiblement déposé ces clichés un temps à la bibliothèque, peut‑être pour permettre à Jacques Doucet et ses collaborateurs d’en faire des reproductions, mais il en est resté propriétaire.

Illustration 2 : Photographie prise par Jean Commaille des bas‑reliefs décorant les murs extérieurs des tours du second étage du temple du Baphuon.
BINHA, Photothèque Archéologie Extrême‑Orient I, 23, Baphuon.

La Bibliothèque d’art et d’archéologie et l’École française d’Extrême‑Orient entretiennent des liens étroits avec un autre établissement lié aux arts asiatiques : le musée Guimet. Cette proximité entre les trois institutions favorise la circulation de photographies pour enrichir leurs fonds photographiques[5]. Ces interactions ont pour conséquence qu’une même épreuve photographique, par une opération de reproduction, peut se trouver simultanément dans les trois institutions : il est donc intéressant de comparer le contenu de leurs photothèques respectives pour voir si l’une d’elles possède des renseignements que les autres n’ont pas — les informations telles que la date de production ou le nom du photographe peuvent ne pas être connues de tous les établissements. Les clichés produits au Baphuon par Jean Commaille ont par la suite été conservés aux archives photographiques du musée Guimet. L’institution ignore alors leur date de production[6]. Cependant, on peut aujourd’hui retrouver ces tirages sur la photothèque en ligne de l’École française d’Extrême‑Orient[7], ce qui permet de savoir qu’ils ont été pris en 1909.

L’examen comparatif des photothèques de la Bibliothèque d’art et d’archéologie, de l’École française d’Extrême‑Orient et du musée Guimet sert également à retrouver l’origine des 42 épreuves photographiques du Bayon[8]. En effet, on retrouve au musée Guimet des photographies identiques à celles présentes à la Bibliothèque d’art et d’archéologie. Les légendes indiquent qu’elles ont été produites par l’École française d’Extrême‑Orient dans le cadre de la mission Dufour‑Carpeaux. Henri Dufour (1870‑1939), architecte, est inspecteur des bâtiments civils à Phnom Penh au moment de cette mission[9]. Charles Carpeaux (1870‑1904) est un architecte, archéologue et photographe. Il devient membre de l’École française d’Extrême‑Orient en 1901[10]. Avec une subvention de l’Académie des Inscriptions et Belles‑lettres, l’EFEO charge les deux hommes de débuter le dégagement des ruines du Bayon, d’établir des plans du monument, d’estamper et photographier les bas‑reliefs décorant les enceintes extérieures et intérieures du temple (Illustration 3). La phase la plus importante de leur mission se tient entre septembre 1901 et juin 1902, mais devant l’ampleur de la tâche, les deux hommes mènent une seconde mission entre mars et juin 1904[11]. Avant de pouvoir photographier les bas‑reliefs, Charles Carpeaux, Henri Dufour et leur équipe procèdent à de longues opérations de dégagement de blocs, d’abattage d’arbres, de reconstitution et de nettoyage des pierres sculptées.

Illustration 3 : bas‑relief décorant les murs du Bayon.
BINHA, Photothèque Archéologie Extrême-Orient I, 22, Bayon.

Charles Carpeaux quitte Angkor Thom le 17 février 1902, rentrant à l’École française d’Extrême‑Orient encore installée à Saïgon avec « 500 clichés et 150 moulages assez réussis et parfaitement inédits[12] ». Nombre de ces photographies sont au cœur d’une publication réalisée par la Commission archéologique de l’Indochine afin de constituer une vue exhaustive de tous les bas‑reliefs du temple : Le Bayon d’Angkor Thom[13]. Les tirages conservés aujourd’hui à l’INHA ne semblent pas figurer dans cette publication. Leur présence à la Bibliothèque d’art et d’archéologie illustre une nouvelle fois les relations de cette institution avec l’EFEO, qui a la propriété des clichés de la mission Dufour‑Carpeaux[14].


[1] Vittorio Roveda, « La narration visuelle dans l’art khmer », Museum international, 213-214 (2002), p. 46.

[1] BINHA, Photothèque Archéologie Extrême‑Orient, I, 23 [En ligne, URL : https://calames.abes.fr/pub/#details?id=Calames-2016713147422718].

[2] Caroline Herbelin, « Beylié, Léon de » dans la base de donnés « Collectionneurs, collecteurs et marchands d’art asiatique en France 1700-1939 » [En ligne, 14 novembre 2023 ; URL : https://agorha.inha.fr/ark:/54721/6d01a61b-070e-4590-add9-36be9074f6e0].

[3] Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 5 (1916), p. 105.

[4] Léo Cordelle, Les monuments indochinois à travers la photographie : l’exemple du Tonkin dans le fonds photographique de la Bibliothèque d’art et d’archéologie. Mémoire de Master 1. Histoire. Cergy‑Pontoise : CY Cergy Paris Université, 2023, p. 40.

[5] Edouard de Saint-Ours, Aux racines de la photothèque du Musée Guimet : Victor Goloubew, René-Jean et la Bibliothèque d’art et d’archéologie, Journée d’études | Ars Asiatica I – Construction des savoirs sur l’art asiatique dans la première Bibliothèque d’art et d’archéologie : les fonds photographiques 1/2 (INHA, 9 février 2023), [En ligne, URL : https://youtu.be/G_p3VWrjjjA].

[6] René Grousset, « L’École française d’Extrême-Orient et ses récents travaux (1920-1925) », Revue des arts asiatiques, (1926), p. 58.

[7] Photothèque en ligne de l’EFEO, URL : https://collection.efeo.fr/ws/web/app/report/index.html.

[8] BINHA, Photothèque Archéologie Extrême‑Orient, I, 22 [En ligne, URL : https://calames.abes.fr/pub/#details?id=Calames-2016713147422717].

[9] Pierre Baptiste, « Asie du Sud-Est », Arts Asiatiques, 74 (2019), p. 91.

[10] « Charles Carpeaux », École française d’Extrême‑Orient, [En ligne, 27 avril 2024 ; URL : https://www.efeo.fr/biographies/notices/carpeaux.htm].

[11] Il y a eu deux missions à des périodes différentes mais avec un même objectif, ce qui peut expliquer la tendance à désigner les travaux d’Henri Dufour et de Charles Carpeaux au Bayon comme « la » mission Dufour‑Carpeaux.

[12] Charles Carpeaux, Les ruines d’Angkor, de Duong-duong et de Myson (Cambodge et Annam) : lettres, journal de route et clichés photographiques publiés par Mme J.-B. Carpeaux, Paris, Augustin Challamel, 1908, p. 79.

[13] Le Bayon d’Angkor Thom. Bas‑reliefs publiés par les soins de la Commission archéologique de l’Indo‑Chine d’après les documents recueillis par la mission Henri Dufour, avec la collaboration de Charles Carpeaux, Paris, E. Leroux, 1910-1913, 2 vol.

[14] Commission archéologique de l’Indochine, compte-rendu de la séance du 6 juin 1912, Bulletin de la Commission archéologique de l’Indochine, Impr. nationale, 1912, p. 9.


Léo Cordelle est diplômé d’un master Histoire, civilisations, patrimoine à CY Cergy Paris Université. Il étudie le phénomène de la colonisation par le prisme de la photographie afin de suivre une approche de recherche patrimoniale. C’est sous l’impulsion de sa directrice de recherche Anne-Julie Etter qu’il s’est intéressé aux collections photographiques du fonds Extrême-Orient de l’ancienne Bibliothèque d’art et d’archéologie de Jacques Doucet. L’étude d’une partie du fonds photographique lui a offert l’opportunité de participer à un projet de recherche plus vaste et d’actualité : BAASIE, qui vise à explorer et valoriser un ensemble documentaire inédit sur les arts asiatiques. Par le sujet même des photographies sélectionnées, l’étude de ce fonds lui permet aussi d’apporter à ses recherches un lien direct avec l’archéologie, une discipline pour laquelle il éprouve un vif intérêt depuis le début de ses études universitaires et sa participation au chantier archéologique des Vaux-de-la-Celle à Genainville.

Ayant intégré le master Patrimoine et musées à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Léo Cordelle travaille à présent sur les expositions temporaires organisées au musée départemental Albert Kahn.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
L'équipe du carnet (31 mars 2025). L’Indochine et la Bibliothèque d’art et d’archéologie : l’origine du fonds photographique (II) – par Léo Cordelle. Bibliothèque d'art et d'archéologie Jacques Doucet. Consulté le 13 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13lpx


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