Un prototype de système d’indexation iconographique : le Répertoire des travaux concernant l’Iconographie chrétienne de l’Occident

Le fonds Louise Lefrançois-Pillion contenu dans les trois boîtes de l’archive 47 des collections patrimoniales de la Bibliothèque de l’INHA conserve, dans la première boîte, un document singulier, rédigé à la main par l’historienne de l’art aux alentours de 1912, intitulé Répertoire des Travaux concernant l’Iconographie chrétienne de l’Occident [Fig. 1].

Ce Répertoire fut réalisé à la demande de Jacques Doucet, engagé dans les premières années de la constitution de sa Bibliothèque d’Art et d’Archéologie (BAA) pour laquelle il commande un instrument de travail destiné à la recherche sur l’art chrétien ancien. En réponse à ce besoin, Louise Lefrançois-Pillion (encore Louise Pillion en 1912) conçoit un répertoire iconographique qui, en plus de proposer une importante bibliographie à jour sur le sujet, devait, à partir d’un « sujet iconographique », orienter le lecteur dans les collections de la bibliothèque pour qu’il y trouve une référence bibliographique traitant du sujet et dans laquelle serait publiée une reproduction d’une ou plusieurs œuvres exemplaires.

Le Répertoire est donc conçu comme une interface d’interrogation, par entrée iconographique, non pas pour récolter une sélection de résultats à partir d’un fonds photographique ou d’une banque de données patrimoniales, mais pour faire la liaison entre le questionnement d’ordre iconographique d’un lecteur et la documentation publiée acquise par une bibliothèque sur ce sujet. Il s’agit donc d’un prototype d’instrument documentaire, parfaitement expérimental, construit de manière empirique pour répondre à un besoin propre à son milieu intellectuel et institutionnel ; cela le rend étranger à notre conception de la recherche documentaire, mais tout à fait intéressant d’un point de vue de l’histoire des idées. Il est d’abord une source pour l’histoire de la BAA et de son économie, qui nous informe sur la séquence chronologique correspondant à son ambitieuse période de construction. Il est ensuite une précieuse source historiographique pour l’Histoire de l’art qui, durant cette période d’Avant-guerre, est entrée dans une phase méthodique très créative. Le Répertoire nous informe ainsi plus particulièrement sur l’essor des études sur l’art chrétien ancien au tournant des XIX^e au XX^e siècle, discipline qui se dote de la méthode iconographique, méthode permettant de décrypter le sens d’œuvres devenues obscures depuis bien longtemps au yeux des contemporains. Sur ce dernier point, le répertoire est, à notre connaissance, l’une des plus anciennes tentatives de fixer un système d’indexation iconographique se voulant à la fois exhaustif, stable et ouvert.

L’objet d’archive

Concrètement, le Répertoire compte environ 1500 fiches en papier cartonné, toutes manuscrites, réparties dans neuf carnets identiques, chacun contenant un jeu d’un peu plus de 150 fiches que maintient ensemble une reliure amovible à pinces métalliques — que l’étiquette du fabricant qualifie de « reliure électrique » [Fig. 2]. Ces carnets, tous pourvus d’une cote sur la tranche, étaient mis à disposition des lecteurs de la BAA dès 1912 dans l’hôtel parisien de Jacques Doucet au 16 rue Spontini, très certainement dans la salle de lecture consacrée à « L’art chrétien des origines à la fin du Moyen Âge ».

Comme annoncé plus haut, l’auteure a l’ambitieux (voire irréalisable) projet de lister, d’une part, un nombre exhaustif, ou du moins suffisant, de ce qu’elle nomme des « sujets iconographiques » chrétiens et, d’autre part, de dépouiller systématiquement les acquisitions de la bibliothèque sur le sujet (traités, encyclopédies, monographies et surtout chaque numéro de revues nouvellement acquis) pour constituer une bibliographie à jour, perfectionner ce corpus de sujets qui deviennent, dans le Répertoire, des « clefs iconographiques », mais aussi pour y sélectionner les références bibliographiques où sont publiées des reproductions d’œuvres exemplaires pour chaque sujet.

Malgré l’ampleur de la tâche, l’outil propose une solution astucieuse pouvant répondre à certains besoins du lecteur de l’époque en matière de recherche iconographique.

Sur les neuf carnets, huit contiennent le répertoire proprement dit, c’est-à-dire un jeu de fiches numérotées de 1 à 1344 (dont certaines sont dupliquées par un système de lettres), chaque numéro correspondant à un sujet ou une variation de ce sujet. Sur chaque fiche apparaît ainsi le numéro, le sujet, quelques références bibliographiques traitant de la question et dans lesquelles le lecteur trouvera une reproduction de l’œuvre servant d’exemple. Parfois, une cote est inscrite au crayon en bas à droite, peut-être une ancienne cote de la BAA.

Par exemple, un lecteur souhaitant consulter l’une des fiches où est fixée l’une des variations du « Poisson » en tant que symbole du Christ, consultera sans doute la fiche n^o 150 [Fig. 3] qui l’orientera vers un article d’Henri de Fleury, publié dans le Bulletin de la Société Archéologique et historique de la Charente où se trouve quelques reproductions de vases antiques chrétiens présentant ce type de poisson¹, notamment celui de la page 239 [Fig. 4]. Sur cette même fiche n^o 150 l’on trouve en complément un renvoi à un autre article paru dans « La Revue de l’art chrétien » (1887, p. 232).

Le neuvième carnet (en réalité le premier) rend l’outil utilisable. Il comporte l’introduction au fonctionnement de l’outil et à sa réalisation (tout à fait intéressante pour accéder à la pensée de son auteure), sept pages de « Tables par ordre des Matières » [Fig. 5] qui constituent l’arborescence du répertoire et 24 pages d’index compilant les 528 sujets triés par ordre alphabétique [Fig. 6].

Histoire du Répertoire

L’histoire de la commande et du processus de réalisation du document n’est pas tout à fait claire. Sa première mention se trouve dans le quotidien Gil Blas (31 janvier 1912)², dans un encadré intitulé « Iconographie chrétienne » de la rubrique « Les Arts » où l’intitulé de l’outil (« Répertoire des travaux concernant l’iconographie chrétienne de l’Occident ») et la description de sa structure concordent avec le document de l’archive 47. On y apprend que le Répertoire est déjà à la disposition du lecteur et celui-ci est surtout décrit comme un outil bibliographique comparé à la « Bibliographie des études byzantines » sur laquelle a travaillé Oreste Tafrali (1876-1937), aidé par Gabriel Millet (1867-1953) et Charles Diehl (1859-1944) un peu auparavant. L’article précise que le Répertoire doit être tenu à jour et trouvera, un jour, une forme éditée.

Six mois plus tard, un article paru dans La Liberté (9 juin 1912)³ décrit la BAA comme un lieu d’expérimentation où plusieurs outils sont confectionnés (parmi lesquels figure le célèbre Répertoire d’Art et d’Archéologie dont s’inspire sans doute le Répertoire de l’archive 47) ; il mentionne « Mlle Louise Pillion » en indiquant qu’elle poursuit « les recherches minutieuses sur la bibliographie des manuscrits à enluminures et à miniatures du moyen âge». À ce moment, l’outil semble avoir changé d’objectif.

Cinq mois après la parution de l’article de La Liberté, René Jean (conservateur de la bibliothèque d’Art et d’Archéologie de 1901 à 1951) rédige le brouillon d’une conférence sur la BAA pour le Congrès archéologique de Rome d’octobre 1912 (jamais prononcée semble-t-il). On y lit :

« Un répertoire iconographique des sujets représentés dans les miniatures des manuscrits est préparé en ce moment par les soins de M^lle Louise Pillion. C’est là une œuvre de longue haleine qui pourra s’échelonner sur de nombreuses années, mais dont les résultats sont, au jour le jour, à la disposition de tous ».

Cette description, plus proche de l’objet que contient l’archive, confirme d’une part que la recherche de l’auteure s’est bien orientée vers la peinture de manuscrit comme le supposait l’article de La Liberté et, d’autre part, que l’outil, bien que déjà à la disposition du lecteur, est destiné à être mis à jour pendant plusieurs années.

Les choses se brouillent à nouveau dans un texte de la plume même de notre auteure, publié dans les Actes du Congrès d’Histoire de l’Art (1921), dont un verbatim paraît dix ans plus tard dans le bulletin de SABAA (Bulletin de la Société des Amis de la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie de l’Université de Paris, 1932)⁴. Dans ce texte, la mise en œuvre du répertoire dans les années 1912 est expliquée par sa créatrice :

« [Jacques Doucet] se préoccupait de rassembler, à l’usage des travailleurs de l’Histoire de l’art, non seulement les livres […], mais encore des instruments de travail créés exprès pour eux. Je me vis un jour confier la tâche de rédiger un Répertoire bibliographique des travaux sur l’Histoire de l’art du moyen âge occidental, répertoire qui put être en même temps comme le catalogue et, d’abord, le plan d’acquisitions de la Bibliothèque idéale ».

Cela semble concorder avec le Répertoire de l’archive 47 dans son premier carnet. Mais l’auteure évoque également le dépouillement d’une liste de manuscrits à enluminure dont elle aurait fait un catalogue organisé par 1) nom d’auteur des travaux sur les manuscrits, 2) titre du manuscrit étudié ou reproduit, 3) nom de bibliothèque ou de collection. Concluant qu’un tel répertoire serait vain puisque réalisable par chaque spécialiste selon ses besoins, elle pense alors qu’un instrument qui pourrait mener le chercheur vers une image publiée du manuscrit serait plus utile.

« Mais j’aperçus clairement que j’aurais rendu un signalé service si je pouvais guider jusqu’à la reproduction précise de telle page de tel manuscrit (cette reproduction fut-elle isolée dans un article de revue) »

Nous observons donc ici un décalage entre l’archive conservée et sa description. Premièrement, si c’est bien ainsi que fonctionne le Répertoire de l’archive 47, celui-ci n’est aucunement limité à la peinture de manuscrit. Deuxièmement, celui-ci devrait compter, d’après la description, pour chaque entrée, une fiche qui indexe l’objet manuscrit et sa bibliographie (indication d’origine, date, localisation de l’ouvrage dans lequel il est reproduit) et une seconde fiche qui indexe cette fois son iconographie, c’est-à-dire les sujets des enluminures qu’il contient. Enfin, plus loin, l’auteure dit avoir indexé près de 5000 fiches en dix-huit mois à raison de deux heures de travail par jour et que le résultat de ce travail est à la disposition des lecteurs à la BAA, rue Spontini, mais le répertoire de l’archive 47 ne compte qu’un peu plus de 1500 fiches. Ainsi, soit une partie du répertoire a disparu, soit il est, sous son format actuel, une réorientation du projet d’origine.

Mise en œuvre

Si nous revenons maintenant à l’examen du document d’archives lui-même, nous pouvons en déduire logiquement sa mise en œuvre. Louise Lefrançois-Pillion a d’abord consigné dans autant de fiches que nécessaire les 528 sujets iconographiques apparus et retenus durant son travail de dépouillement du fond existant de la bibliothèque et des acquisitions.

Remarquons sur ce point l’intuition qu’a l’auteure durant ce travail de l’importance du choix de la terminologie pour décrire les sujets iconographiques. Songeons en effet qu’elle fixe en français une terminologie choisie à travers la masse documentaire que produisent, à l’international (en français, italien, allemand et anglais), les archéologues, théologiens, philologues et historiens de l’art chrétien ancien (des premiers traités du XVII^e siècle aux revues d’archéologie les plus contemporaines consacrées au sujet dans les années 1910). Cela la porte à établir, en opérant des choix, ce que nous appellerions aujourd’hui un vocabulaire contrôlé, c’est-à-dire un vocabulaire descriptif juste et stable partagé par la communauté qui le produit et qui en a l’usage, cela pour forger un thésaurus qui puisse survivre dans le temps.

Dans une seconde étape, plus intéressante encore, l’auteure crée une arborescence d’indexation de ce thésaurus, hiérarchisée en trois niveaux : les trois colonnes que compte chacune des sept pages de la « Table par ordre des Matières » [Fig. 5].  Le premier niveau liste les entrées principales ; chacune de ces entrées est ensuite déployée en sous-entrées réunies par une accolade ; enfin, dans la colonne de droite, les numéros des fiches du répertoire sont juxtaposés dans l’alignement des sous-entrées auxquelles elles se rapportent. Par exemple, la seconde entrée principale intitulée « Personne Divine » est déclinée en trois sous-entrées que sont « Nimbe », « Trinité », « Dieu le Père » et ces trois sous-entrées renvoient à 24 fiches.

Mentionnons par ailleurs que la première entrée principale renvoie au classement thématique d’une bibliographie très abondante répartie en 115 fiches (une par référence) qui est une véritable mine d’information pour reconstituer l’horizon documentaire international dont disposait un savant intéressé par l’iconographie religieuse chrétienne en 1912.

L’arborescence est de fait essentielle pour utiliser le répertoire puisque, s’il y a bien 528 sujets répartis sur 1344 fiches, il n’y a que 18 entrées principales et 98 entrées secondaires, ce qui rend l’outil mentalement assimilable et manipulable par le lecteur, mais aussi par la personne qui l’alimente. L’outil, aussi ambitieux qu’il soit, est donc parfaitement opérationnel.

Cette « Table par ordre des Matières », fonctionnant comme un arbre de classement à trois niveaux, ne sert d’ailleurs pas au lecteur à récolter une liste exhaustive de résultats, elle vise à le conduire vers une catégorie de sujets iconographiques au second niveau et vers un exemple emblématique et déjà étudié de ce sujet au troisième niveau. L’exemple du poisson, déjà évoqué, est à ce propos éloquent : l’utilisateur n’arrive pas au sujet « Poisson » par la rubrique principale « Symbolisme des animaux et des plantes » (treizième rubrique), mais par la troisième rubrique principale « Personne divine (suite), Dieu le Fils » puis par la sous-rubrique « Symbolisme de Jésus Christ » dans laquelle il trouvera de nombreux autres sujets complémentaires du « Poisson » comme signe christologique (fiches 139 à 154). Cet exemple montre, encore une fois, que la terminologie choisie est bien le résultat d’un champ notionnel fixé par une terminologie partagée par une communauté savante qui connaissait, pour cet exemple, le potentiel christologique du poisson.

Ce répertoire « iconographique » est donc un instrument élaboré pour fonctionner dans une bibliothèque et, qui plus est, une bibliothèque d’histoire de l’art. Il est pour cela conçu comme ouvert, adapté à l’enrichissement des collections. Si le nombre de rubriques principales semble fixe, il est possible d’ajouter dans chaque accolade des sous-entrées et, plus encore, d’ajouter des numéros de fiches. Cela explique d’abord le choix de la réalisation manuscrite, mais aussi celui du système de reliure à pince permettant l’adjonction de fiche selon les besoins. La forme éditoriale qu’aurait pris l’instrument, et l’aurait automatiquement figé, reste en revanche difficilement envisageable.

Ainsi, dans son format actuel, l’outil a une architecture quasiment fixe, mais il est inachevé : certaine entrée sont étrangement peu fournies (notamment la rubrique « Personne divine ») et la nature des sujets choisis est relativement déséquilibré : on notre une très grande quantité de noms de saints et l’on peut penser que le thésaurus se serait rééquilibré par l’adjonction de nouveaux sujets. L’auteure n’évoque pas ce point, ni dans son introduction au répertoire ni dans son article.

Un instrument de la recherche en Histoire de l’art

Le Répertoire est donc une proposition, certes expérimentale et imparfaite, mais pionnière à notre connaissance, d’un système d’indexation iconographique mûrement pensé et opérationnel pour la fonction qui est la sienne (à titre comparatif, l’Index of Christian Art de l’Université Princeton, dont la conception et la fonction diffèrent, est lancé en 1917). Sa création rend d’abord compte des ambitions de Jacques Doucet pour la BAA qu’il souhaite doter d’outils de pointe. Elle témoigne aussi de l’essor considérable, sur cette période, des études sur les arts chrétiens anciens et du besoin qu’a la communauté savante de s’orienter dans une profusion iconographique mise à disposition par les sommes et les revues d’archéologie chrétienne, enrichie de nouveaux artefacts exhumés par les fouilles contemporaines et dont les reproductions publiées sont mises à jour au rythme des progrès technologiques (gravures, photogravures, lithographies, chromolithographies, photographies).

Rappelons cependant que Louise Lefrançois-Pillion ne crée par cet outil ex nihilo. Elle avait déjà déployé, dans sa thèse de l’École du Louvre (dirigée par André Michel), une méthode iconographique rigoureuse et standardisée pour analyser les soubassements sculptés du portail de la cathédrale de Rouen⁵ et avait, en cela, été lectrice attentive d’Émile Mâle et partie prenante de son ambition de faire de l’iconographie de l’art religieux une méthode au service de l’Histoire de l’art⁶.

Mentionnons surtout l’une de ses réalisations postérieure, encore une fois pionnière et tombée dans l’oubli. De 1905 à 1929 sont publiés, sous la direction d’André Michel, les 18 volumes de la monumentale « Histoire de l’Art depuis les premiers temps chrétiens jusqu’à nos jours ». À la demande de Michel, Louise Lefrançois-Pillions offre une participation essentielle et innovante dont l’ambition déroute encore une fois. Elle conçoit entièrement tout le dernier volume d’index (le volume 18 paru en 1929) et, si celui-ci présente les attendus index des noms d’artistes et des noms de lieux, il offre deux autres sections plus inhabituelles : un index des techniques (en soi remarquable pour l’époque) et, surtout, un index des sujets iconographiques répartis en trois colonnes sur 73 pages, tout à fait inédit par son ampleur⁷.

Louise Lefrançois-Pillion, écrit dans l’avant-propos de cet index (paru en 1929) avoir travaillé à sa réalisation pendant quatre années (soit aux alentour de 1925). Le Répertoire demandé par Jacques Doucet auraient donc été réalisés durant bien avant L’index de L’Histoire de l’art d’André Michel. Il s’agit d’ailleurs de deux outils radicalement différents dans leur conception. Dans le premier cas, il s’agit simplement d’indexer, sans réelle limite (la liste des sujets est interminable et aurait pu être plus longue) un contenu fini (le texte des milliers d’articles que contiennent les 24 volumes précédents) alors que l’arbre d’indexation à trois niveaux du Répertoire cherche à thématiser un thésaurus limité (les 528 « clés iconographiques ») pour indexer un contenu potentiellement ouvert (le fonds de la bibliothèque consacré à l’art chrétien).

Soulignons par ailleurs que dans cette avant-propos, l’auteure documente le processus de réalisation de son travail, comme elle le faisait dans l’introduction du Répertoire, bien consciente de sa nouveauté de son utilité pour sa discipline :

L’index des sujets, ou index iconographique, est certainement, sous la forme qu’il a prise ici, la partie la plus originale de notre travail, celle pour laquelle il n’existait pour ainsi dire pas de modèle, aucune Histoire générale de l’art aussi étendue que le présent ouvrage n’ayant encore paru en Europe (p. VIII)

C’est le dernier point à relever pour souligner la singularité du Répertoire : l’architecture de son système de classification est culturelle et, plus précisément, elle relève de la culture encyclopédique du Moyen Âge chrétien latin. C’est sur ce point, là où se joue la compréhension de la matière à indexer, que l’auteure révèle sa connaissance très fine de l’art chrétien. Revenons à la « Table par ordre des Matières » et observons à quel point ses catégories, parfois théologiques, parfois qualitatives, parfois attributives, et toutes hiérarchisées, paraissent étranges. Il convient de contextualiser ce classement dans la culture savante de son époque.

Si nous revenons aux deux premières entrées de la table des matières, nous avions vu que la première, « Personne divine », était déployée en sous-entrées « Nimbes », « Trinité », « Dieu le Père », et voyons comment la seconde semble vouloir traiter des deux autres personnes de la Trinité, puisque l’entrée « Personne Divine (suite) Dieu le Fils et le Saint-Esprit » est cette fois déployée en catégories christologiques pour la plupart.

Ces deux premières entrées ne peuvent qu’évoquer à un historien de l’art chrétien de 1912 le traité inachevé sur l’iconographie chrétienne d’Adophe-Napoléon Didron, l’Histoire de Dieu. Iconographie chrétienne (1843)⁸. Cela doit être relevé car, pour concevoir son Histoire de Dieu, Didron déclarait son intention d’utiliser les catégories classificatoires des encyclopédistes médiévaux et, plus particulièrement, celles de son spécimen le plus ample et le plus connu, le Grand Miroir du monde (Speculum Maius) du dominicain Vincent de Beauvais. Cette classification, que Didron pensait bien plus opérante que celle purement accumulative conçue par les Gens de lettres duXVIII^e siècle, justement parce qu’elle permet de faire entrer l’univers entier dans un nombre limité de catégories (et donc de rubriques), est hiérarchisée selon l’ordre de l’Histoire du monde décrite dans les écritures, en partant de Dieu vers le Christ, les anges, l’humain, le végétal, l’animal, les sciences et créations humaines, etc.

Louise Lefrançois-Pillion a sans doute lu Didron et elle a sans doute pris conscience du potentiel de son application pour l’étude iconographique de l’art chrétien à la lecture d’Émile Mâle qui se sert, lui aussi, du Speculum Maius pour structurer sa réflexion sur L’Art religieux du XIII^e siècle en France (1898) et qui est en cela très redevable au traité de Didron⁹. Elle élabore, à partir de Didron et de Mâle une hiérarchie de catégories adaptée à ses besoins en ajoutant des catégories plus utilitaires pour l’historien de l’art comme le « mobilier », « les groupements d’œuvres » et la « topo-iconographie ».

Cette confiance en ce système classificatoire explique pourquoi l’auteure du Répertoire a pensé que, même si son outil demandait des mises à jour permanentes, elle pouvait fixer définitivement son système d’indexation et que celui-ci resterait ouvert et donc adapté à l’enrichissement continu du fonds de la bibliothèque.

Nous n’avons malheureusement aucune information sur la durée de vie de l’outil. Celui-ci est manifestement resté inachevé et l’on peut imaginer qu’il a été fort peu utile aux lecteurs de la BAA, mais il faut reconnaître l’originalité de cette proposition de Louise Lefrançois-Pillion qui, à force de patience et de discipline à la tâche couplées à une réflexion de fond et une connaissance intime de l’art chrétien, nous a transmis un document qui doit retenir notre attention.

1. Henry de Fleury, « Lettre sur un vase à l’emblème du poisson provenant de la sépulture cloisonnée du cimetière de Vieux-Cérier et sur quelques autres vases funéraires trouvés dans le même cimetière », Bulletin de la Société Archéologique et Historique de la Charente, 1886, p. 237-244. Le lecteur trouvera là, page 239, une reproduction d’un vase portant le poisson : [archive en ligne], gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k208931s/f309.item [consulté le 11 juillet 2023] [↩]
2. Gil Blas, numéro du 31 janvier 1912,rubrique « Les arts », p. 4 [archive en ligne], gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7538558v/f4.item [consulté le 11 juillet 2023] [↩]
3. « Une Fondation de M. Jacques Doucet. La Bibliothèque d’Art et d’Archéologie », La liberté, numéro du 9 juin 1912, p. 3 [archive en ligne], gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4797788w/f3.item [consulté le 11 juillet 2023] [↩]
4. L. Lefrançois-Pillion, « Projet d’un répertoire analytique et iconographique des reproductions de peintures de manuscrits ». Congrès d’Histoire de l’art de Paris. Compte-rendu analytique. Paris, 1921, p. 151-152, réédité dans Bulletin de la Société des amis de la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie de l’Université de Paris, 6, 1932, p. 3-10 [↩]
5. Louise Lefrançois-Pillion, Les portails latéraux de la cathédrale de Rouen : étude historique et iconographique sur un ensemble de bas-reliefs de la fin du XIII^e siècle, Paris, 1907. [↩]
6. Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France. Étude sur l’iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d’inspiration (1898), Paris, Klincksieck, 2021. [↩]
7. Histoire de l’Art depuis les premiers temps chrétiens jusqu’à nos jours, A. Michel (dir.), Paris, 1905-1929, 9 t., 18 vol., voir le t. 9, vol. 25, « Index d’ensemble. Noms d’artistes, noms de lieux, sujets et Table générale par Louise Lefrançois-Pillion », [archive en ligne], INHA, Bibliothèque numérique, URL : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/10478 (consulté le 13.07.2023 [↩]
8. Adolphe-Napoléon Didron, Histoire de Dieu. Iconographie chrétienne (1843), Paris, Klincksieck, 2021. Remarquons comment la table des matières de ce traité a servi à l’élaboration des premières entrées du répertoire : [archive en ligne], gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k114544z/f614.item [consulté le 11 juillet 2023] [↩]
9. En 1898, Émile Mâle conçoit lui aussi la table des matières de son Art religieux du XIII^e siècle en France à partir des catégories de Vincent de Beauvais et voyons comment différents chapitres (qui sont des « Miroirs du monde ») servent à la conception d’autres catégories du Répertoire : [archive en ligne], Internet Archives, URL : https://archive.org/embed/lartreligieuxdu00mlgoog/page/530 [consulté le 11 juillet 2023] [↩]

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