Retrouver Louise Lefrançois-Pillion

À la fin du mois de janvier 1912, paraît dans plusieurs périodiques aux lectorats très différents, comme le Gil Blas¹ et La Revue archéologique², un bref encart annonçant la mise à disposition d’un Répertoire d’iconographie chrétienne de l’Occident au sein de la jeune Bibliothèque d’Art et d’Archéologie :

« La Bibliothèque Jacques Doucet met à la disposition des travailleurs un nouvel ouvrage. Il s’agit du répertoire des travaux concernant l’iconographie chrétienne de l’Occident, dressé sur fiches par Mlle Louise Pillion. […]
Les lecteurs trouveront dans ce nouveau répertoire, classé méthodiquement par ordre de sujets, un essai de groupement des ouvrages ou articles de revues écrits sur des questions d’iconographie en français, en anglais, en allemand et en italien. […]
Ce répertoire, qui pourra être publié par la suite, sera tenu à jour, et l’auteur accueillera avec reconnaissance toute communication de fiches nouvelles. »³

À cette époque, la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie a ouvert ses portes à un public spécialisé, sous réserve de recommandation et/ou d’affiliation institutionnelle, depuis 1909. Rapidement, en quelques années, elle s’impose parmi les curieux ou les professionnels du monde de l’art, parisiens ou non, français comme étrangers, comme une bibliothèque de référence. Elle acquiert notamment cette réputation en disposant d’un fonds documentaire extrêmement conséquent, développé par Jacques Doucet lui-même en tant que collectionneur d’abord, puis via l’aide de personnalités reconnues, historiens et historiennes de l’art comme archéologues, qui conseillent et cataloguent les documents à intégrer à la collection de la Bibliothèque. Celle-ci met en outre à disposition des lecteurs et lectrices des outils innovants, comme le Répertoire d’Art et d’Archéologie édité depuis 1910, qui indexe et recense les publications les plus récentes dans ces deux disciplines ; une bibliographie au sujet de l’iconographie byzantine donc, développée par Oreste Tafrali — et non Trafely… — ; et le Répertoire d’Iconographie chrétienne de l’Occident de Louise Lefrançois-Pillion enfin.

Le répertoire, ou du moins la partie du répertoire retrouvée dans les archives de l’historienne de l’art conservées par la Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art⁴, se compose de 1 300 fiches. S’agit-il de son état complet et final ? Il est parmi d’en douter, puisque Louise Lefrançois-Pillion mentionne, dans un article rétrospectif sur lequel je reviendrai, l’élaboration de 5 000 fiches. S’agirait-il de fiches en cours de rédaction ? Auquel cas, où sont les fiches achevées rendues accessibles au public dès 1912 ? Si aucun élément ne permet à l’heure actuelle de répondre à ces questions, ce fragment conservé permet de voir comment s’organise le répertoire [Fig. 1]. Rédigée de façon manuscrite, chaque fiche est consacrée à un motif iconographique et recense les références bibliographiques où ce motif iconographique est étudié et/ou représenté. Ces fiches sont numérotées et réparties ensuite en volumes. Des tables et index sont en outre constitués, à la fois par sujets (organisés thématiquement et dans l’ordre alphabétique), par noms d’auteurs et par noms de lieux, ce qui permet de multiples usages et modes d’interrogations du répertoire.

Ce répertoire, extrêmement ambitieux donc, a été constitué par « Mlle Louise Pillion ». Sans être complètement tombée dans l’oubli, en raison notamment de ses publications et d’une reconnaissance certaine de son vivant par ses pairs, Louise Pillion puis Lefrançois-Pillion à partir de 1919 est une figure de l’histoire de l’art français du XX^e siècle néanmoins étonnamment méconnue. Dans son état originel, son nom ne figurait pas dans l’important Dictionnaire critique des historiens de l’art dirigé par Philippe Sénéchal et Claire Barbillon — une notice va néanmoins lui être consacrée dans un futur proche —, et rares sont les médiévistes aujourd’hui à se souvenir de son nom. Sans prétendre à résoudre le « mystère Louise Lefrançois-Pillion », les recherches menées dans le cadre du programme de recherche sur la Bibliothèque d’art et d’archéologie et de son séminaire ont permis de mieux saisir sa personnalité, dans la diversité de ses activités d’historienne de l’art médiéval.

Commençons par le commencement : avec son jumeau qui reçoit un nom parfaitement identique au sien, Louis François Paul, Louise-Françoise-Paule Pillion naît le 8 août 1871 dans l’Eure, aux Andelys⁵. Son père, Paul Pillion, est alors vérificateur des enregistrements des domaines dans le village. Sa mère, Louise-Anne née Rouhette de Monforand, est sans emploi mais issue d’une famille de notables locaux, puisque son père, Max Rougette de Monforand est ancien Président de la Cour Royale de Cayenne. De l’enfance puis de la jeunesse de Louise Pillion ne subsiste aucune trace : on ne sait quelle scolarité elle a suivi, quelles études ou activités professionnelles elle entreprend. Son discours d’intégration à l’académie de Rouen puis la nécrologie que lui consacre la société savante nous apprend simplement qu’elle passe son enfance à Rouen puis à Vire et à Argenton, suivant le père au grès de ses fonctions. À partir de 1896 néanmoins, elle commence à publier des textes, sous le pseudonyme de François du Beigle dans des périodiques d’obédience chrétienne, comme La Croix des Ardennes ou Féminisme chrétien. Si sa production n’est alors pas encore celle d’une historienne de l’art, elle est déjà révélatrice de son attention pour les formes et de l’importance qu’occupe sa foi catholique dans son travail.

En 1900, alors âgée de 29 ans, Louise Pillion emménage à Paris auprès de son père : elle s’inscrit à l’École du Louvre et, quatre ans plus tard, en sort en étant la première française diplômée d’une thèse d’histoire de l’art de cette institution. Sa thèse, portant sur le décor sculpté de la cathédrale de Rouen, est soutenue devant un jury prestigieux présidé par Théophile Homolle, alors directeur des musées nationaux et composé entres autres d’André Michel et de Georges Lafenestre, tous deux conservateurs au musée du Louvre et professeurs dans l’école du même nom. L’évènement ne passe pas inaperçu : la soutenance est notamment annoncée dans des journaux aussi importants que Le Journal des débats⁶ et Le Figaro⁷. Sa thèse en elle-même est publiée en 1907 par A. Picard et fils⁸, spécialisé dans les monographies d’histoire, d’histoire de l’art et d’archéologie, et qui édite notamment des auteurs comme Louis Courajod (médiéviste conservateur au musée du Louvre et cofondateur de l’École éponyme), Théophile Homolle ou Maxime Collignon (archéologue antiquisant, professeur à la faculté des Lettres de Paris et académicien depuis 1894) ainsi que les publications de sociétés savantes comme la Société des Antiquaires de Picardie ou l’Académie des Inscriptions et belles-lettres. Sa monographie est en outre rapidement reconnue par ses pairs, comme en témoignent les recensions, toutes élogieuses à son égard, de Jean Laran dans la Revue archéologique⁹ et d’André Michel dans Le Bulletin monumental¹⁰ et comme le confirme la médaille qu’elle reçoit de la part de l’Institut de France en 1908. 

Son travail d’historienne de l’art médiéval, plus globalement, rencontre aussi un certain retentissement et de l’intérêt auprès de ses pairs : entre 1903 et 1913, elle publie ainsi près de trente articles dans des revues particulièrement prestigieuses et reconnues par les professionnels de l’art et de l’histoire de l’art, telles que La Gazette des beaux-arts, La Revue de l’art ancien et moderne, La Revue Archéologique ou encore La Chronique des arts et de la curiosité [Fig. 2]. En 1912, elle publie en outre une deuxième monographie, consacrée aux Sculpteurs français du XIII^e siècle, publiée cette fois-ci par Plon et qui vaut de nouveau à Louise Pillion les éloges de ses pairs et une récompense, le Prix Charles Blanc décerné chaque année à un travail d’histoire de l’art et dont elle est la première femme récipiendaire. À ses débuts comme historienne de l’art, Louise Pillion bénéficie donc manifestement d’une reconnaissance unanime de la part de ses pairs.

Parallèlement à cet important travail de publication, Louise Pillion propose, dès sa thèse obtenue, des cours d’histoire de l’art pour jeunes filles et les poursuit jusque 1912 au moins¹¹. Cette activité d’enseignement effectuée de façon privée, si elle rend compte de l’absence d’affiliation institutionnelle et peut alors être lue comme signe d’échec, ou du moins de difficulté, à intégrer les institutions officielles où faire carrière pour une historienne de l’art, témoigne d’ores et déjà de l’attachement de Louise Pillion à la transmission et à la diffusion des connaissances.

C’est dans ce contexte que s’inscrit son travail pour le Répertoire d’iconographie chrétienne de l’Occident pour la Bibliothèque d’Art et Archéologie :

« Il y a une vingtaine d’années, […] je me vis un jour confier la tâche de rédiger un répertoire bibliographique des travaux sur l’Histoire de l’art du moyen-âge occidental, répertoire qui put être en même temps comme le catalogue et, d’abord, le plan d’acquisitions de la Bibliothèque idéale. »¹²

Fidèles à leurs méthodes et aux ambitions de la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie, Jacques Doucet et son bibliothécaire René-Jean se seraient ainsi associés à une historienne de l’art, certes jeune, mais déjà reconnue. D’ailleurs, ce sont précisément sa grande capacité de travail, son esprit pratique et son souci de rendre ses résultats aisément exploitables qui ont été remarqués et salués par ses pairs, ce qui la rend d’autant plus apte à assumer une telle tâche.

Initialement prévu pour être un projet de longue durée, voire indéfinie, le développement du Répertoire d’Iconographie chrétienne de l’Occident de Louise Pillion est interrompu par deux évènements indépendants l’un de l’autre. Le premier est d’ordre personnel : en 1913, Louise Pillion épouse Alfred Fernand Lefrançois¹³, né en 1868 et avocat à la Cour d’appel d’Amiens. Elle déménage peu après au 46 rue Lemattre à Amiens, ville qu’elle ne quittera plus jusqu’à son décès en 1959. Ce mariage l’éloigne alors de Paris et de son travail auprès de la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie. Le deuxième évènement est la Première Guerre Mondiale, déclarée en juillet 1914 et qui entraîne l’arrêt progressif des activités de la bibliothèque puis son don à l’Université de Paris en 1917 et, ce faisant, la suspension de nombre des collaborations jusqu’ici établies. Le projet commandé par Jacques Doucet et assumé par Louise Pillion devenue Lefrançois-Pillion reste donc inachevé, comme elle le regrette quelques décennies plus tard :

« Un tel répertoire, consulté au centre d’une bibliothèque contenant à peu près tous les objets répertoriés, serait, je continue à le croire, un instrument de travail extrêmement précieux, suppléant dans bien des cas, préparant ou complétant dans d’autres, ce voyage autour des collections de manuscrits originaux que si peu d’entre nous sont en mesure d’entreprendre ou de répéter. »¹⁴

Exclu apparemment du fonds qui est cédé à l’Université de Paris, comme le laisse penser l’exhumation de plusieurs fiches dans les archives personnelles de Louise Lefrançois-Pillion légué à la Bibliothèque de l’INHA, son Répertoire d’Iconographie chrétienne de l’Occident ne bénéficiera pas de la résonance espérée. Il n’est pas interdit toutefois de penser qu’il fait des émules conséquents, et en particulier l’Index of Medieval Art développé par Charles Rufus Morey à l’Université de Princeton à partir de 1917 et dont le développement se poursuit encore aujourd’hui.

Au-delà de l’intérêt indéniable que présente le Répertoire d’Iconographie chrétienne de l’Occident pour l’histoire de l’art et pour l’histoire de la discipline, le travail effectué par Louise Lefrançois-Pillion rend aussi compte des modalités très particulières de contribution à la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie. Louise Pillion est ainsi, selon les rares archives institutionnelles disponibles, avant tout une lectrice de la Bibliothèque : entre 1910 et 1914, sa fiche recense au moins 206 entrées¹⁵. Cette assiduité notable, qui plus est associé au crédit scientifique dont elle dispose via sa production de médiéviste, explique sans nul doute son « recrutement » autour de 1912, avec cette mission de constituer un Répertoire iconographique de l’art chrétien occidental. En réalité, cette transition de lecteur passif à collaborateur actif est loin d’être exceptionnel aux débuts de la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie, en particulier chez les femmes. Dès lors, les tâches réelles attribuées à certaines personnalités qui gravitent autour de cette bibliothèque restent complexes à définir, en raison notamment de cette absence d’archives institutionnelles. Le Répertoire d’Iconographie chrétienne de l’Occident témoigne surtout, de la part de Louise Lefrançois-Pillion, d’une grande générosité et d’un volonté de rendre les informations accessibles et exploitables, qui se retrouvent de fait dans le reste de sa carrière. Ainsi, aux côtés d’un grand nombre d’articles publiés dans des revues d’histoire de l’art [Fig. 3], la mise à disposition d’outils de référence pour ses pairs jalonne sa production scientifique : en 1929, elle constitue par exemple l’index d’ensemble de l’Histoire de l’art depuis les premiers temps chrétiens jusqu’à nos jours dirigée par André Michel, tandis que les monographies qu’elle publie à partir de 1921 s’apparentent à d’importantes synthèses faisant la somme de l’état de l’art sur un sujet précis.

Aux côtés de cette production académique et scientifique exigeante, les autres publications de Louise Lefrançois-Pillion rendent compte d’un réel souci de vulgarisation : à partir de 1936, elle publie ainsi une dizaine de Calendrier Beaux-Arts à destination d’un public non-initié. Elle rédige de même de nombreux ouvrages à visée davantage pédagogique, par exemple Les Cathédrales de France présentées à la jeunesse française, parue chez Amiot-Dumont en 1950 ou Abbayes et cathédrales en 1956 dans la collection « Je sais – je crois » de Fayard. 

En outre, Louise Lefrançois-Pillion enseigne. Comme dit plus tôt, elle propose dès sa thèse obtenue des cours d’histoire de l’art à l’intention des jeunes filles : elle poursuit cette mission d’enseignement tout au long de sa vie. Son discours de réception à l’Académie de Rouen porte ainsi sur « L’enseignement de l’histoire de l’art »¹⁶, qui est un plaidoyer non seulement pour la discipline scientifique, mais surtout pour la nécessité de la rendre accessible au plus grand nombre en assumant une mission réelle d’éducation et de démocratisation du savoir. Cette certitude se traduit alors dans les communications qu’elle prononce au cours de nombreuses conférences en France et à l’étranger, malheureusement rarement conservées, et à Amiens, dans l’organisation régulière des Conférences de littérature et d’histoire avec son époux.

Louise Lefrançois-Pillion est ainsi, indéniablement, une historienne de l’art à l’œuvre prolifique (sa bibliographie comprend ainsi 107 références, publiées entre 1896 et 1957) et reconnue (elle reçoit, au cours de sa carrière, pas moins de sept Prix académiques et est élue membre de deux sociétés savantes, l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen et celle d’Amiens). Cette œuvre, toutefois, ne s’accompagne d’aucune affiliation institutionnelle et/ou officielle : Louise Lefrançois-Pillion ne deviendra jamais enseignante à l’université et ne sera jamais conservatrice en musée, alors même qu’elle a passé et réussi, en 1910, un examen lui permettant de prétendre à une telle position. Elle n’obtient une forme de reconnaissance officielle qu’en 1958, à l’âge vénérable de 87 ans, en étant nommée chevalier de la Légion d’honneur [Fig. 4]. Cette récompense apparaît non seulement tardive, mais aussi bien maigre pour une historienne de l’art qui, en 1921, siégeait au premier rang du Congrès d’histoire de l’art de la Sorbonne en compagnie d’Adolfo Venturi, de Raymond Koechlin et de Pierre Gusman [Fig. 5]. On peut dès lors s’interroger sur les facteurs qui ont empêché ou du moins conditionné sa postérité.

1. Les Autres, « Les Arts. Informations », Le Gil Blas, 31 janvier 1912. [↩]
2. Louise Pillion, « Un répertoire iconographique », La Revue archéologique, janvier 1912, tome 19, p. 158-159. [↩]
3. Ibid. [↩]
4. Fiches et tables du Répertoire d’iconographie chrétienne de l’Occident, Bibliothèque de l’INHA, Archives 47, fonds Louise Lefrançois-Pillion. [↩]
5. Acte de naissance de Louise Pillion, AD Eure, 8 Mi 4609, 1871, acte n° 75. [↩]
6. Le Journal des débats, 6 novembre 1904. [↩]
7. Le Figaro, 8 novembre 1904. [↩]
8. Louise Pillion, Les portails latéraux de la cathédrale de Rouen, Paris, A. Picard et fils, 1907. [↩]
9. Jean Laran, La Revue archéologique, tome 12, juillet-décembre 1908, p. 430-431. [↩]
10. André Michel, Le Bulletin Monumental, 1907, n° 71, p. 404-409. [↩]
11. Le Journal des débats, 20 novembre 1904 ; Le Journal des débats, 28 novembre 1912. [↩]
12. Louise Lefrançois-Pillion, « Projet d’un répertoire analytique et iconographique des reproductions de peintures de manuscrits », Bulletin de la Société des Amis de la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie, 1932, n° 6, p. 3-10. [↩]
13. Acte de mariage de Fernand Lefrançois et Louise Pillion, Archives de Paris, 1913, 16 M 1888, acte n° 251. [↩]
14. Louise Lefrançois-Pillion, « Projet d’un répertoire analytique et iconographique des reproductions de peintures de manuscrits », Bulletin de la Société des Amis de la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie, op. cit. [↩]
15. Fiche lectrice de Louise Pillion, fichier des très anciens lecteurs, Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine, AJ/16/8417. [↩]
16. Louise Lefrançois-Pillion, « L’enseignement de l’histoire de l’art », Précis analytique des travaux de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Art de Rouen, Rouen, A. Picard, 1920, p. 179-208. [↩]

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