En 1912 puis 1913, Émile Espérandieu cède à la Bibliothèque d’art et d’archéologie une partie de ses livres et documents de travail. Militaire de carrière et épigraphiste confirmé, il a alors acquis la légitimité qui lui faisait défaut à ses débuts. Correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres depuis 1901, un temps directeur des fouilles d’Alésia, il est notamment chargé de la réalisation du prestigieux Recueil général des bas-reliefs de la Gaule romaine.
Ouverte au public depuis trois ans, la bibliothèque est alors en pleine expansion. Consacrée à l’art depuis ses origines, l’archéologie y tient une place de choix. Les acquisitions dans ce domaine s’effectuent sous la direction de Paul Perdrizet, recruté par René-Jean en 1908. Spécialiste d’archéologie classique, il est chargé de constituer le « catalogue des livres les plus nécessaires concernant l’histoire de l’art et l’archéologie dans l’Antiquité » à savoir « l’art grec, avec ses ramifications étrusques et romaines »1. À ses côtés, plusieurs personnalités du monde de l’archéologie tels Edmond Pottier2, François Thureau-Dangin3 ou encore Salomon Reinach, collaborent de façon occasionnelle à ce projet en fournissant des listes d’acquisitions d’ouvrages et de documents.
Émile Espérandieu propose tout d’abord de vendre à Jacques Doucet une partie de sa bibliothèque scientifique qui est, selon lui « l’une des plus riches bibliothèques d’archéologie gallo-romaine à l’heure actuelle »4. Il est possible de suivre cette transaction et l’installation des ouvrages rue Spontini par le biais de la correspondance qu’Espérandieu entretient avec Salomon Reinach et René-Jean5.
Tout part d’une lettre qu’Émile Espérandieu envoie le 8 juin 1912 à son ami Salomon Reinach4.


Lettre d’Émile Espérandieu adressée à Salomon Reinach, 8 juin 1912. Bibliothèque Méjanes, Fonds Salomon Reinach
Il habite Clamart et souhaite déménager à Paris, sa bibliothèque l’encombre : « Le principal pour ne pas dire le seul obstacle à mon installation à Paris est ma bibliothèque ». Il a alors l’idée de la vendre à Doucet : « Ne serait-ce pas rendre service aux autres et à moi-même que de la proposer à M. Doucet ? ». Salomon Reinach suggère cet achat à René-Jean et, quelques jours plus tard, la réponse est positive : « J’ai causé avec M. Doucet de votre proposition. En principe elle est acceptée »6.
L’achat par la Bibliothèque d’art et d’archéologie d’une bibliothèque toute constituée est un fait assez rare pour être souligné. À son arrivée en 1908, Paul Perdrizet avait bien proposé l’achat de la bibliothèque d’Adolf Michaelis7, titulaire de la chaire d’archéologie à Strasbourg, mais Jacques Doucet n’étant pas partisan de l’achat de bibliothèques toutes faites8, les tractations avaient tourné court. Cette fois-ci cependant l’achat est accepté car la Bibliothèque d’art et d’archéologie est encore pauvre en gallo-romain comme en atteste une lettre de Salomon Reinach adressée à Émile Espérandieu9 : «Mon cher Commandant, J’ai parlé de l’affaire de votre bibliothèque à René Jean. Elle l’intéresse d’autant plus que la Bibl[iothèque] Doucet est encore pauvre en gallo-romain bien qu’elle ait les grands ouvrages et vienne d’acheter le C.I.L. à Mowat. »


Lettre de Salomon Reinach adressée à Émile Espérandieu, [juin 1912]. Avignon, palais du Roure, Fondation Flandreysy-Espérandieu
Une fois l’achat conclu pour la somme de 15 000 francs10, il faut s’occuper du déménagement. Celui-ci s’effectue en septembre 1912. Dès le 11 septembre, Émile Espérandieu avait déjà préparé les ouvrages au départ11 : «Tous mes livres sont descendus et encombrent fortement ma salle à manger ! Si vous pouviez les faire enlever samedi (à défaut d’après-demain) j’en serais heureux », et fin septembre la bibliothèque est arrivée rue Spontini où elle est en cours d’installation : « Nous installons en ce moment la bibliothèque gallo-romaine que nous a cédé M. le commandant Espérandieu »12.
Alors, qu’en est-il plus précisément du contenu de cette bibliothèque ? En juin 1912, Émile Espérandieu précisait à Salomon Reinach détenir des ouvrages rares et devenus, pour la plupart, introuvables, mais ne pas posséder d’éditions de grand prix. Et il confirmait que, chez lui, l’archéologie dominait : « Mowat ne possède guère que des ouvrages de numismatique et d’épigraphie. J’ai surtout des ouvrages d’archéologie ».4
À ce jour, il n’est malheureusement pas possible d’en connaître exactement la teneur, les livres n’ayant pas été répertoriés dans les registres d’entrée de la Bibliothèque d’art et d’archéologie. Une quarantaine d’ouvrages ont cependant été identifiés grâce au cachet d’Espérandieu porté sur la page de titre, mais une petite enquête menée dans le catalogue auteurs de l’époque, conservé par la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, laisse à penser qu’il y en avait beaucoup plus.

Cachet d’Émile Espérandieu
Les livres repérés confirment quant à eux les déclarations de leur propriétaire. Antérieurs à la date de 1855, catalogues d’œuvres, publications d’archéologie locale, ou encore récits de voyages traitent bien majoritairement d’archéologie13. De par leur ancienneté et leur objet, ils témoignent de l’intérêt accordé par Émile Espérandieu aux travaux des antiquaires et érudits comme sources historiques. En ceci, l’épigraphiste rejoint d’ailleurs tout à fait les principes de Paul Perdrizet, qui avait su convaincre Jacques Doucet de l’intérêt d’acheter des ouvrages anciens d’archéologie14.
C’est vraisemblablement en 191315, l’année suivant la vente de ses livres, qu’Émile Espérandieu dépose à la Bibliothèque d’art et d’archéologie toute une série de papiers, classés aujourd’hui dans les fonds d’archives et la collection de manuscrits de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art16. La majorité de ces papiers émanent d’Auguste Allmer, son maître en épigraphie. D’autres proviennent d’amis et de confrères, le travail d’Espérandieu lui-même étant très peu représenté.
Les archives sont constituées de documents en feuilles et sont réparties dans trois fonds distincts17 comprenant essentiellement des relevés d’inscriptions latines du sud de la Gaule. Ces relevés sont accompagnés de notes, de dessins, de correspondance et de nombreux estampages. Auguste Allmer est représenté entre autres par des notes préparatoires à sa publication sur les inscriptions de Vienne,18, et par de multiples relevés d’inscriptions du Languedoc. Sont présents également des documents émanant de Robert Mowat, épigraphiste et numismate, tels ses carnets de travail et une série de fiches épigraphiques, de Gaston Ovide de La Noë, militaire de carrière spécialiste de topographie, et de Charles-Edouard Lambert, bibliothécaire à Bayeux au XIXe siècle.

Auguste Allmer, « Direction de Nîmes à Arles ». Archives 53/1/1/5, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art

Carnets de Robert Mowat Archives 7/3, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art
Les mêmes producteurs, et quelques autres tels Chavernod, conservateur du musée de Vienne dans les années 1820, ou le docteur Jules Sichel, se retrouvent dans l’ensemble de manuscrits fort de plus d’une soixantaine de pièces19. Certains présentent, à l’instar des ouvrages, le cachet d’Émile Espérandieu sur la page de titre, d’autres portent son nom ou ses initiales au dos. De même que les archives, les manuscrits traitent d’épigraphie et d’histoire gallo-romaines, plusieurs complètent d’ailleurs les documents présents dans les fonds. Une série très précieuse de moulages de cachets d’oculistes20, documents auxquels s’étaient intéressés Espérandieu dans les années 189021, est l’un des points forts de cette collection.

Moulages de cachets d’oculistes Ms 653, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art
Si les archives ont été mises en cartons, il semble que les manuscrits, documents reliés, aient été à l’époque intégrés à la collection d’ouvrages traitant d’archéologie gallo-romaine. Tout comme les livres, ils sont en effet répertoriés dans le catalogue auteurs de la bibliothèque et certains d’entre eux portent encore leur cote d’origine notée sur la page de titre. C’est le cas d’un manuscrit de Chavernod, Inscriptions de Vienne22, sur lequel il est possible de distinguer encore la cote « D GR 290 ». Ce type de cote, dans laquelle « GR » signifiait « gallo-romain », se retrouve notamment sur les ouvrages vendus par Émile Espérandieu, par exemple sur celui d’Alexandre Delon.

Delon, Alexandre, Considérations sur les moyens de procurer à la ville de Nismes,…, A Nismes, chez Buchet, M. DCC. LXXXVII 12 Res 176, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art

Chavernod, Inscriptions de Vienne Ms 611, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art
Nous savons que dès 1912, comme ce fut le cas plus tard rue Berryer, les ouvrages étaient regroupés thématiquement dans les salles de consultation de la bibliothèque : « Dans chaque salle, on a groupé, autant que faire se peut, et classé d’après leurs grandes divisions, les ouvrages les plus nécessaires à un savant travaillant sur un sujet précis. C’est ainsi que les égyptologues trouvent groupés les ouvrages sur l’Égypte, à côté desquels s’ouvre le mystérieux domaine des assyriologues, [etc.] » note René-Jean à ce sujet.23). Nous pouvons donc imaginer l’ensemble des volumes Espérandieu, livres et manuscrits mêlés, mis à la disposition des lecteurs dans un même espace où ils constituaient le noyau dur de la documentation gallo-romaine de la première Bibliothèque d’art et d’archéologie.
En 1913 toujours, Émile Espérandieu propose à la bibliothèque une série de clichés photographiques, épreuves et plaques24. Une fois n’est pas coutume, il s’agit de documents dont il est le producteur puisque ce sont essentiellement des clichés reproduisant les illustrations de son Recueil des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine. Là encore, le don s’intègre parfaitement aux collections de la bibliothèque, la photographie tenant une place majeure dans le projet de Jacques Doucet qui avait, dès 1909, recruté le spécialiste d’architecture médiévale Louis Eugène Lefèvre afin d’organiser une photothèque.
On le voit, Émile Espérandieu fut un contributeur majeur de la Bibliothèque d’art et d’archéologie. L’épigraphiste resta d’ailleurs en bonne place dans le carnet d’adresses de l’institution25 alors même qu’il était devenu conservateur des musées de Nîmes et était retourné s’installer dans le Gard, sa région natale.

Carnet d’adresses de Jacques Doucet Archives de la bibliothèque
- Lettre de Paul Perdrizet à René-Jean, 4 novembre 1908, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Autographes 144,2,599. [↩]
- Conservateur au musée du Louvre, spécialiste de céramique grecque. [↩]
- Conservateur au musée du Louvre, assyriologue. [↩]
- Lettre d’Émile Espérandieu à Salomon Reinach, 8 juin 1912, Bibliothèque Méjanes, Fonds Salomon Reinach. [↩] [↩] [↩]
- Correspondance conservée à Avignon au palais du Roure (Fondation Flandreysy-Espérandieu), à la bibliothèque Méjanes d’Aix en Provence et à l’Institut national d’histoire de l’art. [↩]
- Lettre de René-Jean à Émile Espérandieu, 15 juin 1912, Avignon, palais du Roure, Fondation Flandreysy-Espérandieu. [↩]
- Alix Peyrard, « La tentative d’achat de la bibliothèque d’Adolf Michaelis (Parties 1 et 2) », dans Bibliothèque d’art et d’archéologie Jacques Doucet, 15/06/2021, https://baadoucet.hypotheses.org/1337 et https://baadoucet.hypotheses.org/1347 [↩]
- Lettre de Jacques Doucet à René-Jean, 1908, BnF (NAF 13124). [↩]
- Lettre de Salomon Reinach à Émile Espérandieu, [juin 1912], Avignon, palais du Roure, Fondation Flandreysy-Espérandieu. [↩]
- Lettre de René-Jean à Émile Espérandieu, 20 juin [1912], Avignon, palais du Roure, Fondation Flandreysy-Espérandieu. [↩]
- Lettre d’Émile Espérandieu à René-Jean, 11 septembre 1912, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Autographes 143,2,212. [↩]
- Projet de communication de René-Jean sur la Bibliothèque d’art et d’archéologie au Congrès archéologique de Rome d’octobre 1912. Ce texte, actuellement en mains privées, accompagnait une lettre de Paul Perdrizet adressée à René-Jean datée du 25 septembre 1912 (BINHA, Autographes 144,3,799). [↩]
- Par exemple : Delon, Alexandre, Considérations sur les moyens de procurer à la ville de Nismes, une quantité d’eau nécessaire pour ses fabriques, & autres usages essentiels, suivies d’une lettre sur cette question : pour quel usage les Romains construisirent la Tourmagne ? A Nismes, chez Buchet, libraire, au Cabinet littéraire, rue des Greffes. M. DCC. LXXXVII ; Recherches du sieur Chorier sur les antiquitez de la ville de Vienne, métropole des Allobroges, capitale de l’Empire romain dans les Gaules …, A Lyon ; et se vend à Vienne : chez Claude Baudrand, 1659 ; Catalogue des objets contenus dans la galerie du Muséum français : décrété par la Convention nationale, le 27 juillet 1793, l’an second de la République française, Musée du Louvre, De l’imprimerie de C.-F. Patris, imprimeur du Muséum national ; Millin, Aubin-Louis, Lettre à M. *** contenant quelques additions à son voyage de Paris à Lyon,Paris : J.B. Sajou, 1811. [↩]
- Lettre de Paul Perdrizet à René-Jean, 18 septembre 1908, BINHA, Autographes 144,2,595. [↩]
- Dans ses Souvenirs, écrits en 1931 et conservés au palais du Roure à Avignon, Espérandieu note qu’il donna les papiers d’Auguste Allmer à la Bibliothèque d’art et d’archéologie en 1913 : « Allmer mourut le 27 novembre 1899 et j’héritai de ses papiers. Ils sont aujourd’hui à la bibliothèque de l’Université de Paris où je les donnai en 1913 » (texte des Souvenirs reproduit dans la thèse de Marianne Altit-Morvillez, Émile Espérandieu (1857-1939) : un archéologue entre institution militaire et monde académique, sous la direction d’Alain Schnapp, vol. 2, 2014, pp. 298-371). L’essentiel des papiers Espérandieu étant constitué de documents venant de l’héritage Allmer nous pouvons supposer que l’ensemble fut donné en 1913. [↩]
- Ces documents sont répertoriés dans le catalogue Calames [↩]
- Fonds Émile Espérandieu (Archives 6), Robert Mowat (Archives 7) et Auguste Allmer (Archives 53). [↩]
- Inscriptions antiques et du Moyen Age de Vienne en Dauphiné, en collaboration avec Alfred de Terrebasse, Girard, 1875-1876. [↩]
- Compris entre les cotes Ms 581 et Ms 661. [↩]
- Ms 653. [↩]
- Voir Altit-Morvillez, Marianne. – Émile Espérandieu et les cachets d’oculistes romains Emile Espérandieu and the stamps of Roman ophthalmologists
In : Histoire des Sciences médicales, 2015, 49 (3_4), pp. 341-352
URL : http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx2015x049x003_4/HSMx2015x049x003_4x0341.pdf [↩] - Ms 611 [↩]
- Projet de communication sur la BAA au congrès archéologique de Rome en octobre 1912 (op. cit. [↩]
- Cote 4 Phot 40 (1-9). Selon une correspondance conservée (archives des collections photographiques de la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie, lettre du 24 février 1922), Émile Espérandieu dépose ses clichés (épreuves et plaques) à la bibliothèque en 1913, en fin d’année. En 1922, les plaques de verre sont transférées aux Archives d’art et d’histoire, rue de Valois, et rejoignent le Fort Saint-Cyr en 1983. [↩]
- Voir les archives de la bibliothèque. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Isabelle Périchaud (10 mai 2022). Quand l’archéologie gallo-romaine entre à la Bibliothèque Doucet. Bibliothèque d'art et d'archéologie Jacques Doucet. Consulté le 13 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/luvz

